mardi 10 juillet 2007

L'art ne tient lieu de rien

Diane Scott, metteur en scène, et la question de la transmission. Publié sur La Gazelle Le journal du théâtre Dunois N°8. Mai- Juin 2007
Entretien réalisé par Céline Viel.

Qu‘est-ce que l’art peut encore transmettre aujourd’hui ?

Je ne crois pas que l’art ait à voir avec la transmission, sauf à être envisagé sous l’angle de la culture. La notion de transmission suppose un objet défini, on transmet “ des biens ”, “ un message ”, c’est-à-dire qu’elle induit aussi celle de possession. Je ne peux transmettre que ce que j’ai en propre. Or il est certain que penser l’art dans les termes finalement très bourgeois de l’acquisition et du patrimoine est une façon de manquer ce qui le caractérise vraiment. Peut-on dire que Kafka nous transmet quelque chose ? C’est un peu absurde. Sauf à dire de façon paradoxale que l’artiste ne transmet que ce qu’il n’a pas. Nous avons du mal à penser le rapport à nos objets hors des modes hégémoniques du “ capital ”, n’est-ce pas ?
Si l’art ne transmet rien, en revanche, on peut transmettre quelque chose de l’art. C’est toute la question de la démocratisation culturelle, si décriée aujourd’hui. Je suis frappée par l’omniprésence actuelle du discours sur l’échec de la culture comme politique publique. J’y vois l’alibi d’une critique libérale de l’Etat et une façon de déplacer les questions politiques sur le terrain de la culture. Les problèmes de la culture aujourd’hui, notamment l’injonction qui lui est faite de faire lien, se heurtent à des obstacles qui la dépassent, notamment à la dynamique économique, qui, elle, défait à tour de bras. L’économie aujourd’hui, c’est comme l’argent sale, on en blanchit les méfaits dans les domaines adjacents, et la culture est le Luxembourg de l’économie capitaliste ! La démocratisation culturelle ne connaît de crise que celle, symptomatique, qu’induisent les modes de production et d’organisation du travail contemporains et c’est une crise politique. Pourquoi n’exige-t-on que du Ministère de la Culture des objectifs de démocratie, et pas des autres ? J’ai peut-être l’air d’être hors sujet par rapport à votre question, mais je ne crois pas.
Car ce qui me paraît le plus au cœur de la question de la démocratisation culturelle, donc de la transmission, c’est moins une question d’objet que de rapport à l’objet. C’est moins la question quantitative de l’accès aux œuvres, de l’élargissement du public, comme on dit - qui est finalement une question d’efficacité publicitaire - , que celle, qualitative, du rapport que nous nous proposons aux représentations. Cela revient à parler des conditions de possibilité du rapport à l’art, et notamment de ce que les modes d’organisation actuels fabriquent comme rapport au monde, comme sujets. Dans quelle mesure la façon dont les modes de production nous constituent et organisent nos vies autorise un rapport à l’art, et lequel ?

Actuellement, n’assiste-t-on pas plutôt à l’injonction qui est faite à l’art d’être systématiquement subversif ?

Oui, au point d’oublier que l’art n’a pas toujours été sommé de faire du désordre. Il a d’abord été lié au sacré et au religieux, non ? Cette association entre art et transgression est au fond une attente très bourgeoise (j’entend par bourgeois non pas un groupe social mais une disposition d’esprit, un écueil dont nul n’est à l’abri). On pourrait reprendre en la transformant la fameuse phrase du philosophe Adorno : “ le bourgeois veut que la vie soit ordonnée et l’art subversif, le contraire vaudrait mieux”. Clamer que l’art est là pour transgresser, n’est-ce pas une façon de désamorcer toute subversion véritable d’une part, et d’autre part de cantonner au seul champ de l’art, bien inoffensif en l’espèce, toute remise en cause de l’ordre existant ? L’art ne tient de lieu de rien, on ne s’y dédouanera pas de ce qu’on ne fait pas ailleurs. Il y a une pratique du théâtre, dit politique d’ailleurs souvent, qui s’inscrit dans cette fausse agitation, comme la Fnac est elle-même “ agitateur ”… Il s’agit en général de prétendre dire le vrai, comme à une tribune, on explique qui sont les méchants. Mais si le théâtre, et l’art en général, peuvent être des événements, c’est bien parce qu’il y a là la possibilité d’un rapport au sens qui est autre que celui du savoir.

Est-ce que la représentation de Théâtre, éphémère par nature, ne force pas une relation particulière avec le spectateur qui le place d’emblée en marge d’un désir d’appropriation?

Je ne crois pas que le théâtre soit un lieu de résistance par nature. C’est ce que l’on dit en général pour défendre quelque chose comme une singularité, une “ noblesse ”, du spectacle vivant, que l’on y serait dans un rapport privilégié, d’immédiateté et de petit nombre. Mais je ne vois pas en quoi le fait que le théâtre “ touche ” moins de gens que le cinéma par exemple, théoriquement, et les touche soit-disant directement, serait le gage d’un espace préservé des problématiques générales. On investit le théâtre d’un fantasme démocratique, - comme du reste on investit le signifiant “ démocratie ” d’un fantasme de consensus - alors, confusément, on se flatte d’appartenir à un espace plus pur qu’un autre ! Mais il n’y a pas d’endroit statutairement pur. En revanche, le théâtre ne produit pas d’objets pérennes, cela implique que leurs auteurs, au sens large, metteurs en scène et autres, ne peuvent en attendre les dividendes d’objets que l’on transmet. Le théâtre est un art qui ne laisse pas d’objets. Et d’être confronté à l’évanescence de son propre travail, à quelque chose comme une perte finalement, est une chose qui, du moins pour moi aujourd’hui, ne va pas de soi.

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