vendredi 7 septembre 2007

Le 18 Brumaire !

K.Marx

"En face de la bourgeoisie coalisée, s’était constituée une coalition entre petits bourgeois et ouvriers, le prétendu Parti social-démocrate.
Les petits bourgeois s’étaient vus mal récompensés au lendemain des journées de Juin 1848.
Ils voyaient leurs intérêts matériels menacés et les garanties démocratiques, qui devaient leur assurer la satisfaction de ces intérêts, mises en question par la contre-révolution.
Aussi se rapprochèrent-ils des ouvriers.
D’autre part, leur représentation parlementaire, la Montagne, tenue à l’écart pendant la dictature des républicains bourgeois, avait, pendant la seconde moitié de l’existence de la Constituante, grâce à sa lutte contre Bonaparte et les ministres royalistes, reconquis sa popularité perdue.
Elle avait conclu une alliance avec les chefs socialistes.En février 1849, on organisa des banquets de réconciliation.
On esquissa un programme commun, on créa des comités électoraux communs, et l’on présenta des candidats communs.
On enleva aux revendications sociales du prolétariat leur pointe révolutionnaire, et on leur donna une tournure démocratique.
On enleva aux revendications démocratiques de la petite bourgeoisie leur forme purement politique, et on fit ressortir leur pointe socialiste.
C’est ainsi que fut créée la social-démocratie.
La nouvelle Montagne, qui fut le résultat de cette combinaison, comprenait, à part quelques figurants tirés de la classe ouvrière et quelques sectaires socialistes, les mêmes éléments que l’ancienne Montagne, mais numériquement plus forts.
A vrai dire, elle s’était modifiée, au cours du développement, de même que la classe qu’elle représentait.
Le caractère propre de la social-démocratie se résumait en ce qu’elle réclamait des institutions républicaines démocratiques comme moyen, non pas de supprimer les deux extrêmes, le capital et le salariat, mais d’atténuer leur antagonisme et de le transformer en harmonie.
Quelle que soit la diversité des mesures qu’on puisse proposer pour atteindre ce but, quel que soit le caractère plus ou moins révolutionnaire des conceptions dont il puisse être revêtu, le contenu reste le même.
C’est la transformation de la société par voie démocratique, mais c’est une transformation dans le cadre petit-bourgeois.
Il ne faudrait pas partager cette conception bornée que la petite bourgeoisie a pour principe de vouloir faire triompher un intérêt égoïste de classe.
Elle croit au contraire que les conditions particulières de sa libération sont les conditions générales en dehors desquelles la société moderne ne peut être sauvée et la lutte des classes évitée.
Il ne faut pas s’imaginer non plus que les représentants démocrates sont tous des shopkeepers (boutiquiers) ou qu’ils s’enthousiasment pour ces derniers.
Ils peuvent, par leur culture et leur situation personnelle, être séparés d’eux par un abîme.
Ce qui en fait les représentants de la petite bourgeoisie, c’est que leur cerveau ne peut dépasser les limites que le petit bourgeois ne dépasse pas lui-même dans sa vie, et que, par conséquent, ils sont théoriquement poussés aux mêmes problèmes et aux mêmes solutions auxquelles leur intérêt matériel et leur situation sociale poussent pratiquement les petits bourgeois.
Tel est, d’une façon générale, le rapport qui existe entre les représentants politiques et littéraires d’une classe et la classe qu’ils représentent.
Etant donné ce qui précède, il est tout naturel que si la Montagne luttait continuellement contre le parti de l’ordre pour la défense de la République et des prétendus droits de l’homme, ni la République ni les droits de l’homme n’étaient ses buts suprêmes, pas plus qu’une armée qu’on veut dépouiller de ses armes et qui résiste n’a engagé la bataille pour rester en possession de ses armes.
Le parti de l’ordre provoqua la Montagne dès l’ouverture de l’Assemblée nationale.
La bourgeoisie sentait la nécessité d’en finir avec des petits bourgeois démocrates, de même qu’une année auparavant elle avait compris la nécessité d’en finir avec le prolétariat révolutionnaire.
Seulement, la situation de l’adversaire était différente.
La force du parti prolétarien était dans la rue, celle de la petite bourgeoisie au sein de l’Assemblée nationale elle-même.
Il s’agissait, par conséquent, de l’attirer hors de l’Assemblée nationale, dans la rue, et de lui faire ainsi briser elle-même sa puissance parlementaire, avant qu’elle eût eu le temps et l’occasion de la consolider.
La Montagne donna tête baissée dans le panneau.Le bombardement de Rome par les troupes françaises fut l’amorce qu’on lui jeta.
Il constituait une violation de l’article V de la Constitution, qui interdit à la République française d’employer ses forces militaires contre les libertés d’un autre peuple.
En outre, l’article IV interdisait également toute déclaration de guerre de la part du pouvoir exécutif, sans l’assentiment de l’Assemblée nationale, et la Constituante avait, par sa décision du 8 mai, désapprouvé l’expédition romaine.
C’est pour ces raisons que Ledru-Rollin déposa, le 11 juin 1849, une demande de mise en accusation de Bonaparte et de ses ministres.
Irrité par les piqûres de Thiers, il alla jusqu’à menacer de vouloir défendre la Constitution par tous les moyens, y compris la force des armes.
La Montagne se dressa comme un seul homme et répéta cet appel aux armes.Le 12 juin, l’Assemblée nationale repoussa la demande de mise en accusation, et la Montagne quitta le Parlement.
On connaît les événements du 13 juin : la proclamation d’une partie de la Montagne, déclarant Bonaparte et ses ministres « hors la Constitution », la procession dans les rues de gardes nationaux démocrates qui, sans armes comme ils l’étaient, se dispersèrent à leur première rencontre avec les troupes de Changarnier, etc., etc.
Une partie de la Montagne se réfugia à l’étranger, une autre fut déférée à la Haute Cour à Bourges (en réalité Versailles NDR), et un règlement parlementaire soumit le reste à la surveillance magistrale du président de l’Assemblée nationale.
Paris fut mis à nouveau en état de siège et la fraction démocrate de sa garde nationale dissoute. Ainsi furent brisées l’influence de la Montagne au Parlement et la force de la petite bourgeoisie à Paris.
Lyon, où le 13 juin avait été donné le signal d’une sanglante insurrection ouvrière, fut, de même, avec les cinq départements environnants, déclaré en état de siège, situation qui se prolonge encore jusqu’à présent.
Le gros de la Montagne avait abandonné son avant-garde en se refusant à signer sa proclamation. La presse avait déserté, en ce sens que deux journaux seulement avaient osé publier le pronunciamiento.
Les petits bourgeois trahirent leurs représentants, car les gardes nationaux furent absents, ou, là où ils se montrèrent s’opposèrent à la construction de barricades.
Les représentants avaient trompé les petits bourgeois, car il fut impossible de trouver nulle part les prétendus affiliés qu’on avait dans l’armée.
Enfin, au lieu de tirer un supplément de force du prolétariat, le Parti démocrate avait infecté ce dernier de sa propre faiblesse et, comme cela se produit d’ordinaire lors des prouesses démocratiques, les chefs eurent la satisfaction de pouvoir accuser leur « peuple » de désertion, et le peuple celle de pouvoir accuser ses chefs de duperie.
Rarement action fut annoncée avec plus de fracas que le fut l’entrée en campagne imminente de la Montagne, et rarement événement fut annoncé à son de trompe avec plus d’assurance et plus longtemps d’avance que le fut la victoire inévitable de la démocratie.
Assurément, les démocrates croient aux trompettes dont les sonorités renversèrent les murailles de Jéricho.
Chaque fois qu’ils rencontrent devant eux les remparts du despotisme, ils s’efforcent de refaire le miracle.
Si la Montagne voulait vaincre au Parlement, elle ne devait pas appeler aux armes. Si elle appelait aux armes au Parlement, elle ne devait pas se conduire parlementairement dans la rue.Si l’on se proposait sérieusement une démonstration pacifique, il était stupide de ne pas prévoir qu’elle serait accueillie belliqueusement.
S’il fallait s’attendre à une lutte véritable, il était vraiment original de déposer les armes avec lesquelles il fallait mener cette lutte.
Mais les menaces révolutionnaires des petits bourgeois et de leurs représentants démocrates ne sont que de simples tentatives d’intimidation de l’adversaire.
Et quand ils sont acculés, quand ils se sont suffisamment compromis pour se voir contraints de mettre leurs menaces à exécution, ils le font d’une manière équivoque qui n’évite rien tant que les moyens propres au but et cherche avidement des prétextes de défaite.
L’ouverture éclatante annonçant le combat se perd en un faible murmure dès que le combat doit commencer.
Les acteurs cessent de se prendre au sérieux, et l’action s’écroule lamentablement comme une baudruche que l’on perce avec une aiguille.
Aucun parti ne s’exagère davantage les moyens dont il dispose que le Parti démocrate.
Aucun ne s’illusionne plus légèrement sur la situation.
Parce qu’une partie de l’armée avait voté pour elle, la Montagne était persuadée que l’armée se soulèverait en sa faveur.
Et à quelle occasion ?
A une occasion qui, du point de vue des troupes, ne signifiait autre chose que ceci : les révolutionnaires prenaient parti pour les soldats romains contre les soldats français.
D’autre part, les souvenirs de Juin 1848 étaient encore trop vivaces pour que le prolétariat ne ressentît pas une aversion profonde à l’égard de la garde nationale, et pour que les chefs des sociétés secrètes n’eussent pas une profonde méfiance à l’égard des chefs du Parti démocrate.
Pour aplanir ces différends, il fallait les grands intérêts communs qui étaient en jeu.
La violation d’un paragraphe abstrait de la Constitution ne pouvait pas offrir cet intérêt.
La Constitution n’avait-elle pas été déjà violée à différentes reprises, de l’aveu des démocrates eux-mêmes ?
Les journaux les plus populaires ne l’avaient-ils pas stigmatisée comme une machination contre-révolutionnaire ?
Mais le démocrate, parce qu’il représente la petite bourgeoisie, par conséquent une classe intermédiaire, au sein de laquelle s’émoussent les intérêts de deux classes opposées, s’imagine être au-dessus des antagonismes de classe.
Les démocrates reconnaissent qu’ils ont devant eux une classe privilégiée, mais eux, avec tout le reste de la nation, ils constituent le peuple. Ce qu’ils représentent, c’est le droit du peuple ; ce qui les intéresse, c’est l’intérêt du peuple.
Ils n’ont donc pas besoin, avant d’engager une lutte, d’examiner les intérêts et les positions des différentes classes.
Ils n’ont pas besoin de peser trop minutieusement leurs propres moyens.
Ils n’ont qu’à donner le signal pour que le peuple fonce avec toutes ses ressources inépuisables sur ses oppresseurs.
Mais si, dans la pratique, leurs intérêts apparaissent sans intérêt, et si leur puissance se révèle comme une impuissance, la faute en est ou aux sophistes criminels qui divisent le peuple indivisible en plusieurs camps ennemis, ou à l’armée qui est trop abrutie et trop aveuglée pour considérer les buts de la démocratie comme son propre bien, ou encore, c’est qu’un détail d’exécution a tout fait échouer, ou, enfin, c’est qu’un hasard imprévu a fait perdre cette fois la partie.
En tout cas, le démocrate sort de la défaite la plus honteuse tout aussi pur qu’il était innocent lorsqu’il est entré dans la lutte, avec la conviction nouvelle qu’il doit vaincre, non pas parce que lui et son parti devront abandonner leur ancien point de vue, mais parce que, au contraire, les conditions devront mûrir.(...)"

C’est pas carrément exceptionnel et toujours d’actualité ça ?!!
Texte intégral ici

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