Parler du capitalisme, c’est d’abord parler argent. Et comme en général lorsque l’on parle argent, on parle coopération, alliance, construction, et aussi discorde, rapine, destruction du corps social : le viaduc de Millau et le cannibalisme des licenciements de convenance destinés à nourrir une société parallèle, celle des actionnaires. Aujourd’hui, cette ambivalence de l’argent du point de vue de la civilisation est plus que jamais la question.
Mais parler argent, ce n’est pas seulement parler de l’argent. C’est parler une langue comme on parle le tzotzil ou l’anglais. L’argent en lui-même ne « veut rien dire », mais il dit ce qu’on lui dit de dire. Il est la langue du monde marchand. Turgot, déjà l’avait remarqué. Marx fit de cet aspect langagier de l’argent une analyse plus conséquente. L’argent, la lettre du langage des marchandises, apparaît comme un ensemble de hiéroglyphes illisibles pour les hommes ordinaires. C’est que pour déchiffrer ces hiéroglyphes de la valeur des choses marchandes, il faut d’abord les dé-chiffrer. Au sens propre : oublier un instant les chiffres pour voir le rapport social que vient servir le principe de ce chiffrage de la valeur. Derrière la brillance du fétiche argent et le chiffre qu’il affiche, se découvre alors le revers de la médaille : les rapports sociaux pratiques, le vol de la plus-value, la vampirisation de l’œuvre sociale par l’Argent privé, l’argent détourné de sa vocation de mutualité et d’échange, pour faire plus d’argent au profit de quelques uns. L’illusion du juste salaire qui n’est que le faux-nez d’un système qui n’achète pas à l’homme la chose qu’il produit, mais l’usage de son corps productif. C’est autour de la grande arnaque de la plus value capitaliste que s’organise le Nouveau monde. Et c’est cela qu’il s’agissait de renverser pour remettre la société sur ses pieds, pour parvenir à une ère d’émancipation fondée sur un usage rationnel de l’œuvre sociale au profit du bien commun.
C’est en évoquant ce renversement de points de vue (le bien de tous en place du profit de quelques uns) que Marx formula la vision d’une économie post-capitaliste de la dignité « L’homme social, les producteurs associés règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, ils la contrôlent ensemble au lieu d’être dominés par sa puissance aveugle et ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions correspondant de la façon la plus digne [würdigsten] à leur nature d’êtres humains. » Ce radical Würd- (digne, dignité) apparaît ainsi à la fin du Capital, lorsque Marx se libérait du cadre contraint imposé par l’investigation de l’épisode historique du capitalisme dominé par la forme comptable de l’idée de valeur (Wert), et au moment où il pouvait envisager ce que pourrait être une économie véritable, rationnelle, dédiée au développement de la société réelle des humains réels… On connaît la suite.
La longévité de l’ère du capitalisme aura beaucoup tenu au paradoxe de son rapport avec la production. Depuis un temps séculaire, le capitalisme dit parfois « de production » a conjugué le profit de quelques uns avec le développement de toute la société. Cela était rendu possible par le fait que ce capitalisme-là puisait les ressources de l’accumulation des profits financiers privés dans le vif du travail des hommes et des femmes qui participaient à l’œuvre sociale (la production et le développement de la société). Cette incrustation du profit privé à la source du bien social a fait naître une étrange chimère : un capitalisme saprophyte – comme on appelle les parasites qui savent se fondre dans l’organisme de leur hôte, et parfois même s’y rendre un peu utiles. De fait, les classes moyennes et même une bonne part des classes les plus exploitées ont longtemps admis cet état des choses comme la condition d’un certain progrès de la civilisation : une rationalité nouvelle, les avancées scientifiques, la consommation de masse, l’éducation… Bref ceux qui voyaient là la marque d’une certaine vertu ne manquaient pas d’arguments pour affirmer que le capitalisme saprophyte, ça profite à tous.
Vinrent les années 1970. Pour des raisons que les économistes décrivent, le système, au sens propre, entre en délire (delirare : sortir du sillon). Il a campé là la charrue du labeur productif, de la construction de la société, et il laboure l’air et l’eau, qui deviennent des marchandises, les génomes, qu’il brevette ainsi que des produits de la pensée, des étoiles, et même le coup de boule d’un footballeur excédé ou encore la Vierge de Guadalupe. Pour la première fois dans notre pays, l’inauguration d’un très grand musée dédié aux cultures du monde est accompagné de l’annonce, par le Président de la république, du prix d’œuvres sans prix. Et puis apparaissent de grands chantiers de destruction sociale : des sources d’accumulation de l’argent plus directes, plus puissantes, telles que la spéculation à très grande échelle, des guerres sans buts de guerre réalistes, ou encore l’éclosion de circuits de trafics illégaux très puissants, très concentrés et polyvalents. De ce fait, l’argent privé, qui a pu apparaître longtemps comme un arbitre des élégances dans les rapports humains, le miroir des réussites les plus splendides, apparaît aujourd’hui à un grand nombre de citoyens du village planétaire comme un dangereux bateau ivre. Il leur apparaît donc raisonnable d’envisager le post-capitalisme.
Il ne paraît guère réaliste, cependant, d’envisager que la logique propre au profit privé pousse le système du capitalisme à revenir spontanément dans le sillon de la civilisation et du bien social. La question est alors posée aux citoyens du monde : quelles alternatives ? Quelles transitions vers cette alternative ? Le cœur, bien entendu, c’est l’économie. Mais sûrement pas l’économie confite qui fait de l’argent son objet électif. Il nous faut une rationalité économique qui inclue l’ensemble du développement social, ainsi que le domaine complexe de la subjectivité humaine. Ce serait une économie de la valeur – dignité. Et elle peut déjà puissamment se construire sur l’analyse de l’existant, puisque dans l’œuvre productive, à l’évidence, chacun le sait, on produit à la fois des objets marchands et de l’argent, mais aussi des développements de la subjectivité et de la dignité humaines.
Et puis, il y a des expériences plus spécifiques. Les Sociétés coopératives ouvrières de production (SCOOP), mais aussi le commerce équitable, les Services d’échanges locaux (SEL), les initiatives « gauche d’auteur » contre le brevetage marchand de la pensée, et bien d’autres initiatives commencent à marquer un territoire de résistance face au totalitarisme de l’argent privé. Mais peut-on rééduquer l’argent et lui faire tenir un autre discours que celui d’une poupée ventriloque qui rabâche le discours des possédants ? Peut-il devenir le vecteur d’un discours implicite de valeur-dignité ?
Dans les années 1970 - 80, les démocraties occidentales étaient encore abondamment dotées, d’asiles psychiatriques immobiles et poisseux. Le prix de journée y était l’unité de compte des activités. Plus un asile était plein, plus il était riche. Le prix de journée était implicitement une sorte de monnaie à l’effigie de l’asile ornée de la devise : « un citoyen malade dans son mental sera toujours un fou d’asile ». Localement, on décida de désaffecter le prix de journée et d’affecter les mêmes sommes journalières à la réinscription des vieux malades dans l’espace social des villes et villages. Voilà donc un argent qui changeait de discours : ayant gardé l’empreinte quantitative de l’ancienne forme, mortifère, des soins, il était devenu le garant de l’engagement public à faire le contraire avec des moyens aussi conséquents.
On terminera cette réflexion en évoquant, avec l’émotion que suscite parfois l’extrême intelligence de ceux qui créent face aux forces de néantisation, en évoquant la coopérative des apicultrices de la ville de S., en Algérie. Dans une zone plombée par l’intégrisme, elles sont une dizaine à avoir défié les railleries et les interdits implicites, et à avoir entraîné derrière elles un courant de sympathie et même d’admiration. Une clause de leur pacte résume tout. Chaque saison de récolte doit dégager une plus-value de partage : apprentissage gratuit de la compétence pour des sœurs (ou des frères) qui viendront apprendre le métier, et mise en réserve de ruches pour offrir des ruchers à ces nouveaux venus. Ainsi, ces ruches produisent-elles du miel, et donc un peu d’argent, mais on en attend aussi une inflation progressive de la dignité.
Alors, dans ce cas, parler argent, c’est parler le langage du désenclavement des destinées, de l’ouverture des possibles, bref, un langage nouveau de la civilisation.
Mais parler argent, ce n’est pas seulement parler de l’argent. C’est parler une langue comme on parle le tzotzil ou l’anglais. L’argent en lui-même ne « veut rien dire », mais il dit ce qu’on lui dit de dire. Il est la langue du monde marchand. Turgot, déjà l’avait remarqué. Marx fit de cet aspect langagier de l’argent une analyse plus conséquente. L’argent, la lettre du langage des marchandises, apparaît comme un ensemble de hiéroglyphes illisibles pour les hommes ordinaires. C’est que pour déchiffrer ces hiéroglyphes de la valeur des choses marchandes, il faut d’abord les dé-chiffrer. Au sens propre : oublier un instant les chiffres pour voir le rapport social que vient servir le principe de ce chiffrage de la valeur. Derrière la brillance du fétiche argent et le chiffre qu’il affiche, se découvre alors le revers de la médaille : les rapports sociaux pratiques, le vol de la plus-value, la vampirisation de l’œuvre sociale par l’Argent privé, l’argent détourné de sa vocation de mutualité et d’échange, pour faire plus d’argent au profit de quelques uns. L’illusion du juste salaire qui n’est que le faux-nez d’un système qui n’achète pas à l’homme la chose qu’il produit, mais l’usage de son corps productif. C’est autour de la grande arnaque de la plus value capitaliste que s’organise le Nouveau monde. Et c’est cela qu’il s’agissait de renverser pour remettre la société sur ses pieds, pour parvenir à une ère d’émancipation fondée sur un usage rationnel de l’œuvre sociale au profit du bien commun.
C’est en évoquant ce renversement de points de vue (le bien de tous en place du profit de quelques uns) que Marx formula la vision d’une économie post-capitaliste de la dignité « L’homme social, les producteurs associés règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, ils la contrôlent ensemble au lieu d’être dominés par sa puissance aveugle et ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions correspondant de la façon la plus digne [würdigsten] à leur nature d’êtres humains. » Ce radical Würd- (digne, dignité) apparaît ainsi à la fin du Capital, lorsque Marx se libérait du cadre contraint imposé par l’investigation de l’épisode historique du capitalisme dominé par la forme comptable de l’idée de valeur (Wert), et au moment où il pouvait envisager ce que pourrait être une économie véritable, rationnelle, dédiée au développement de la société réelle des humains réels… On connaît la suite.
La longévité de l’ère du capitalisme aura beaucoup tenu au paradoxe de son rapport avec la production. Depuis un temps séculaire, le capitalisme dit parfois « de production » a conjugué le profit de quelques uns avec le développement de toute la société. Cela était rendu possible par le fait que ce capitalisme-là puisait les ressources de l’accumulation des profits financiers privés dans le vif du travail des hommes et des femmes qui participaient à l’œuvre sociale (la production et le développement de la société). Cette incrustation du profit privé à la source du bien social a fait naître une étrange chimère : un capitalisme saprophyte – comme on appelle les parasites qui savent se fondre dans l’organisme de leur hôte, et parfois même s’y rendre un peu utiles. De fait, les classes moyennes et même une bonne part des classes les plus exploitées ont longtemps admis cet état des choses comme la condition d’un certain progrès de la civilisation : une rationalité nouvelle, les avancées scientifiques, la consommation de masse, l’éducation… Bref ceux qui voyaient là la marque d’une certaine vertu ne manquaient pas d’arguments pour affirmer que le capitalisme saprophyte, ça profite à tous.
Vinrent les années 1970. Pour des raisons que les économistes décrivent, le système, au sens propre, entre en délire (delirare : sortir du sillon). Il a campé là la charrue du labeur productif, de la construction de la société, et il laboure l’air et l’eau, qui deviennent des marchandises, les génomes, qu’il brevette ainsi que des produits de la pensée, des étoiles, et même le coup de boule d’un footballeur excédé ou encore la Vierge de Guadalupe. Pour la première fois dans notre pays, l’inauguration d’un très grand musée dédié aux cultures du monde est accompagné de l’annonce, par le Président de la république, du prix d’œuvres sans prix. Et puis apparaissent de grands chantiers de destruction sociale : des sources d’accumulation de l’argent plus directes, plus puissantes, telles que la spéculation à très grande échelle, des guerres sans buts de guerre réalistes, ou encore l’éclosion de circuits de trafics illégaux très puissants, très concentrés et polyvalents. De ce fait, l’argent privé, qui a pu apparaître longtemps comme un arbitre des élégances dans les rapports humains, le miroir des réussites les plus splendides, apparaît aujourd’hui à un grand nombre de citoyens du village planétaire comme un dangereux bateau ivre. Il leur apparaît donc raisonnable d’envisager le post-capitalisme.
Il ne paraît guère réaliste, cependant, d’envisager que la logique propre au profit privé pousse le système du capitalisme à revenir spontanément dans le sillon de la civilisation et du bien social. La question est alors posée aux citoyens du monde : quelles alternatives ? Quelles transitions vers cette alternative ? Le cœur, bien entendu, c’est l’économie. Mais sûrement pas l’économie confite qui fait de l’argent son objet électif. Il nous faut une rationalité économique qui inclue l’ensemble du développement social, ainsi que le domaine complexe de la subjectivité humaine. Ce serait une économie de la valeur – dignité. Et elle peut déjà puissamment se construire sur l’analyse de l’existant, puisque dans l’œuvre productive, à l’évidence, chacun le sait, on produit à la fois des objets marchands et de l’argent, mais aussi des développements de la subjectivité et de la dignité humaines.
Et puis, il y a des expériences plus spécifiques. Les Sociétés coopératives ouvrières de production (SCOOP), mais aussi le commerce équitable, les Services d’échanges locaux (SEL), les initiatives « gauche d’auteur » contre le brevetage marchand de la pensée, et bien d’autres initiatives commencent à marquer un territoire de résistance face au totalitarisme de l’argent privé. Mais peut-on rééduquer l’argent et lui faire tenir un autre discours que celui d’une poupée ventriloque qui rabâche le discours des possédants ? Peut-il devenir le vecteur d’un discours implicite de valeur-dignité ?
Dans les années 1970 - 80, les démocraties occidentales étaient encore abondamment dotées, d’asiles psychiatriques immobiles et poisseux. Le prix de journée y était l’unité de compte des activités. Plus un asile était plein, plus il était riche. Le prix de journée était implicitement une sorte de monnaie à l’effigie de l’asile ornée de la devise : « un citoyen malade dans son mental sera toujours un fou d’asile ». Localement, on décida de désaffecter le prix de journée et d’affecter les mêmes sommes journalières à la réinscription des vieux malades dans l’espace social des villes et villages. Voilà donc un argent qui changeait de discours : ayant gardé l’empreinte quantitative de l’ancienne forme, mortifère, des soins, il était devenu le garant de l’engagement public à faire le contraire avec des moyens aussi conséquents.
On terminera cette réflexion en évoquant, avec l’émotion que suscite parfois l’extrême intelligence de ceux qui créent face aux forces de néantisation, en évoquant la coopérative des apicultrices de la ville de S., en Algérie. Dans une zone plombée par l’intégrisme, elles sont une dizaine à avoir défié les railleries et les interdits implicites, et à avoir entraîné derrière elles un courant de sympathie et même d’admiration. Une clause de leur pacte résume tout. Chaque saison de récolte doit dégager une plus-value de partage : apprentissage gratuit de la compétence pour des sœurs (ou des frères) qui viendront apprendre le métier, et mise en réserve de ruches pour offrir des ruchers à ces nouveaux venus. Ainsi, ces ruches produisent-elles du miel, et donc un peu d’argent, mais on en attend aussi une inflation progressive de la dignité.
Alors, dans ce cas, parler argent, c’est parler le langage du désenclavement des destinées, de l’ouverture des possibles, bref, un langage nouveau de la civilisation.
(1) Psychiatre, auteur de L’inhumanitaire, ou le cannibalisme guerrier dans l’ère néolibérale (La dispute, 2000, et La dignité - les debouts de l’utopie (La dispute, 2006).
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