jeudi 28 juin 2007

Tu vas avoir 82 ans

Tu as rapetissé de 6 centimètres, tu ne pèses que 45 kilos et tu es toujours belle, gracieuse et désirable.Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t’aime plus que jamais. Je porte de nouveau au creux de ma poitrine un vide dévorant que seule comble la chaleur de ton corps contre le mien (…)J’ai besoin de reconstituer l’histoire de notre amour pour en saisir tout le sens. C’est elle qui nous a permis de devenir qui nous sommes, l’un par l’autre et l’un pour l’autre. Je t’écris pour comprendre ce que j’ai vécu et ce que nous avons vécu ensemble (…). Avant de te connaître, je n’avais jamais passé plus de deux heures avec une fille sans m’ennuyer et le lui faire sentir. Ce qui me captivait avec toi c’est que tu me faisais accéder à un autre monde. Les valeurs qui avaient dominé mon enfance n’y avaient pas cours. Ce monde m’enchantait. Je pouvais m’évader en y entrant, sans obligation ni appartenance. Avec toi j’étais « ailleurs », en un lieu étranger, étranger à moi-même. Tu m’offrais l’accès à une dimension d’altérité supplémentaire, à moi qui ai toujours rejeté toute identité et ajouté les unes aux autres des identités dont aucune n’était mienne (…).Rien ne peut rendre compte du lien invisible par lequel nous nous sommes sentis unis dès le début. Nous avions beau être profondément dissemblables, je n’en sentais pas moins que quelque chose de fondamental nous était commun, une sorte de blessure originaire (…) : l’expérience de l’insécurité. La nature de celle-ci n’était pas la même chez toi et chez moi. Peu importe : pour toi comme pour moi, elle signifiait que nous n’avions pas dans le monde une place assurée. Nous n’aurions que celle que nous nous ferions (…).J’ai toujours senti ta force en même temps que ta fragilité sous-jacente. J’aimais ta fragilité surmontée, j’admirais ta force fragile. Nous étions l’un et l’autre des enfants de la précarité et du conflit. Nous étions faits pour nous protéger mutuellement contre l’une et l’autre. Nous avions besoin de créer ensemble, l’un par l’autre, la place dans le monde qui nous était originellement déniée (…) Ma route a été longue pour que ces évidences vécues se fraient un chemin dans ma façon de penser et d’agir (…) Nous pouvions presque tout mettre en commun parce que nous n’avions rien au départ. Il suffisait que je consente à vivre ce que je vivais, à aimer plus que tout ton regard, ta voix, ton odeur, tes doigts fuselés, ta façon d’habiter ton corps, pour que tout l’avenir s’offre à nous. (…) Avec toi, je pouvais mettre ma réalité en vacances. Tu étais le complément de l’irréalisation du réel. Tu étais porteuse pour moi de la mise entre parenthèse du monde menaçant dans lequel j’étais un réfugié à l’existence illégitime, dont l’avenir ne dépassait jamais trois mois. Aussi loin que je me souvienne, j’avais toujours cherché à ne pas exister. Tu as du travailler des années durant pour me faire assumer mon existence (…)Je n’ai pas découvert, comme je le fais ici, quel était le socle de notre amour. Ni que le fait d’être obsédé, à la fois délicieusement et douloureusement, par la coïncidence toujours promise et toujours évanescente de nos corps renvoie à des expériences fondatrices plongeant leurs racines dans l’enfance. (…) C’est cela : la passion amoureuse est une manière d’entrer en résonance avec l’autre, corps et âme et avec lui ou elle seuls. Nous sommes en deçà et au-delà de la philosophie(…) »


André GORZ « Lettre à D. » Ed. Galilée, 2006

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