Le regard inattendu d'un paléoanthropologue sur le monde de l'entreprise : le partage et l'écoute, clés de l'innovation ?
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Pascal Picq : «Il faut accorder plus de place à la collaboration et au partage»
Vous allez intervenir à la Cité de la réussite dans le cadre d'une table ronde intitulée : « De la propriété à l'usage, vers une économie du partage ». Quand et comment est apparue la notion de propriété dans l'histoire de l'humanité ?
Elle émerge avec la naissance de l'agriculture au Néolithique, entre - 9.000 et - 3.000 ans. Quand l'homme se sédentarise et commence à cultiver la terre apparaissent les premiers stocks et avec eux les premiers pillages... Je vous renvoie sur ce point à l'analyse un peu marxisante de l'anthropologue Maurice Godelier, qui reste tout à fait valable : dès qu'une société développe en son sein des modes de production, des mécanismes de contrôle et de redistribution se mettent en place, sous-tendus par la notion de propriété. A l'inverse, dans les sociétés de chasseurs-collecteurs, qui sont sans cesse en mouvement, il est très difficile de conserver les choses et donc de se les approprier ; d'ailleurs, dans ces sociétés, les objets circulent avec une grande fluidité et l'échange est très développé. L'émergence de la notion de propriété est donc un phénomène bien postérieur aux autres faits marquants de l'aube de l'humanité, tels que la domestication du feu, qui remonte à 1,5 million d'années, ou les premières sépultures, dont les plus anciennes traces connues, qui se trouvent à Atapuerca, en Espagne, remontent à - 400.000 ans et sont le fait des hommes de Néandertal. Mais j'insiste sur le fait que, encore aujourd'hui, la notion de propriété ne concerne pas toutes les sociétés humaines, mais uniquement celles issues d'un passé d'horticulture ou d'agriculture. C'est le cas de toutes les sociétés industrielles ou post-industrielles.
L'émergence de la notion de propriété a-t-elle abouti à celle d'une société organisée et hiérarchisée ou est-ce l'inverse qui s'est produit ?
Les deux vont de pair et se sont développées de concert. On voit très clairement, dans les premières sociétés agricoles du Néolithique, se mettre en place des villages de plus en plus structurés, avec des silos et des systèmes défensifs, mais aussi avec les trois castes traditionnelles, paysans, guerriers et prêtres. Puis apparaître les premiers cadastres, les premières ébauches d'administration... C'est également à cette époque que naît la politique, au sens de gestion de la cité : la capacité d'imposer aux paysans de vendre ou de donner une partie de leurs stocks afin de les protéger et les redistribuer.
La propriété a-t-elle eu, dès l'aube de l'humanité, le partage comme corollaire ? Ou, pour le dire autrement, la générosité et l'altruisme plongent-ils leurs racines dans l'histoire de l'homme aussi profondément que l'égoïsme ?
L'acte du partage n'est pas forcément un acte altruiste. Marcel Mauss, père de l'anthropologie française, a écrit un texte fondateur sur le don et son nom sert d'acronyme à un modèle économique alternatif : « Mouvement Anti-Utilitaire pour les Sciences Sociales ». Le don n'est pas un acte de pure charité ; celui qui donne fait tacitement à l'autre l'obligation de rendre un jour à la société (sous une forme ou sous une autre) l'équivalent de ce qui lui a été donné. Il relève en cela de ce qu'on appelle l'« altruisme intéressé ». Les sociologues vous le diront : qui donne le plus aux associations caritatives, surtout dans des périodes de crise comme celle que nous traversons actuellement ? Ce ne sont pas les gens aisés qui se sentent à l'abri des aléas du sort, mais au contraire les plus fragiles, pour qui cette notion d'altruisme intéressé ou réciproque a quelque chose de moins abstrait. Je vous renvoie aux thèmes de l'agent économique rationnel et du « jeu de l'ultimatum » que nous avons abordés avec mon ami l'économiste Michel Godet lors d'une conférence sur l'« Homo economicus ». On donne 100 euros à A en lui demandant de partager ce gain avec B ; si A et B n'arrivent pas à se mettre d'accord, ils repartiront tous les deux avec zéro. Autour de quel ratio va se faire le deal ? Si A propose à B 80/20, il y a des chances que B refuse ; mais, si le deal se fait à 50/50, A aura l'impression de se faire flouer puisque c'est à lui que l'argent a été initialement donné. On a réalisé l'expérience dans différentes ethnies et cultures humaines, et on s'est aperçu que le deal se faisait presque toujours aux alentours de 60/40. C'est le ratio d'équilibre. Pourquoi cela fonctionne-t-il ainsi ? Parce que A a toujours le souci de l'image qu'il va donner de lui et qu'il sait inconsciemment qu'il pourrait un jour se retrouver dans la situation de B -ce qui l'empêche de proposer un marché trop déséquilibré. L'envie de profiter de son avantage est contrebalancée par le désir de paraître fair-play. Ce n'est pas un hasard si le seul cas dans lequel l'expérience a montré des résultats différents a été celui d'une société agricole des Andes, à l'habitat extrêmement dispersé : ses membres, isolés les uns des autres, ont pris l'habitude de ne compter que sur eux-mêmes et ne voyaient pas l'intérêt de proposer un marché équilibré. Conclusion : un agent économique rationnel n'a pas intérêt à se montrer égoïste, à moins d'avoir la certitude qu'il ne pourra jamais obtenir la moindre contrepartie de sa générosité. Ce qui, en pratique, n'est quasiment jamais le cas. Nous vivons dans des sociétés dans lesquelles nous dépendons tous les uns des autres.
Cela vaut aussi chez les animaux ?
Bien sûr, car pas si bêtes ! J'ai récemment été témoin du cas d'un laboratoire thérapeutique dont les chercheurs se sont aperçus qu'ils avaient un problème avec les macaques auprès desquels ils testaient leur nouvelle molécule : ces macaques devaient être à jeun, mais leurs voisins, qui ne participaient pas à l'expérience et étaient nourris normalement, partageaient leur nourriture avec eux ! C'est ici un cas typique d'altruisme intéressé : ce qui pousse le macaque à donner un peu de sa nourriture à son voisin, c'est qu'il se dit que, le prochain coup, ce sera peut-être lui que l'on privera de repas. On a d'ailleurs testé le jeu de l'ultimatum avec des singes : eux aussi « dealent » à peu près autour du ratio d'équilibre. Autre exemple : les « vampires », des chauves-souris qui se nourrissent de sang. Leur métabolisme est tellement rapide que, sans apport de « sang neuf » quotidien, ils dépérissent rapidement. Cela les a conduits à intégrer le partage dans leur comportement : la chauve-souris qui a fait une bonne collecte donne un peu du sang de sa proie à ses semblables malchanceux et se prémunit ainsi contre le risque de faire chou blanc le lendemain. Ce que nous montrent de tels exemples, c'est qu'il est réducteur, pour décrire ces processus collaboratifs, d'employer des termes comme « altruisme » et « égoïsme », trop anthropocentrés. Pour un macaque, à la rigueur, mais une chauve-souris ?... Au fond, l'éthique ou la morale n'ont pas grand-chose à voir là-dedans : tout au long de l'évolution, les processus de sélection naturelle ont favorisé les groupes pratiquant l'échange et la collaboration.
Vous qui avez écrit « Un paléoanthropologue dans l'entreprise », quelle place a, selon vous, le concept de partage dans le milieu des affaires ?
En France, fille aînée du cartésianisme et du taylorisme, la productivité et la performance absolue priment dans le travail. La structure détermine les postes, elle les attribue, et chacun est prié d'exécuter au mieux sa tâche. Résultat : les salariés des grands groupes, le nez dans le guidon, n'accordent guère de temps à l'entraide et au partage qui, de toute façon, ne sont pas évaluables. Et si les choses tournent mal, le système -seul responsable -remplace les titulaires des postes. En revanche, dans un groupe où la structure n'est pas toute-puissante, il est possible d'accorder une plus large place au partage d'expérience et à l'échange. On manage alors autre chose que du temps de travail. Les entreprises les plus innovantes sont celles qui incitent leurs acteurs, à tous les niveaux, à échanger et à s'écouter mutuellement. Et là, tout le monde se sent responsable !
Les nouvelles technologies et les réseaux sociaux n'induisent-ils pas plus de travail collaboratif ?
Des outils seuls ne servent à rien ; ils doivent être au service d'un projet. Si les salariés ne lèvent pas le nez du guidon, il n'y a pas d'échange, les tuyaux restent vides. Il est plus facile de se rencontrer dans les PME, où l'on « fissionne » pour se livrer à ses tâches et où l'on « re-fusionne » ensuite pour partager l'expérience. Mais la France, avec sa culture d'ingénieurs et de grandes écoles, ne fait pas confiance aux PME. Ce sont pourtant elles qui sont les plus à même de produire des innovations de rupture. La panne d'innovation du « modèle français » vient en partie de là.
Pourtant l'Inpi vient de déclarer que, d'ici à cinq ans, 50 % des innovations proviendront d'un processus collaboratif...
Ce constat n'a rien de nouveau. On réduit l'innovation à un nouvel outil technologique, sans prêter attention au processus dont il est issu. Ce processus, fait d'emprunts, de modifications et de recombinaisons inédites d'éléments existants, est ce que les évolutionnistes appellent le « bricolage ». Ainsi, pour Claude Lévi-Strauss, mythes et croyances résultent du bricolage de « mythèmes », fragments de mythes tirés d'autres récits. François Jacob vous dirait qu'il en va de même pour les gènes (nous avons quasiment les mêmes que les chimpanzés !), Stephen Jay Gould et moi-même pour la morphologie. En entreprise, ça se traduit par quoi ? Par moins d'autoritarisme, plus de marge de manoeuvre pour les salariés, plus de collaboration... L'innovation ne doit pas être le seul apanage des ingénieurs, mais résulter du « bricolage » collectif d'un ensemble d'acteurs : philosophes, artistes, scientifiques, designers, etc. Ideo, la société de design californienne, illustre parfaitement cette tendance.
Difficile de faire passer ce message au sein des grands groupes installés...
C'est compliqué pour eux, contrairement aux start-up, mais ils peuvent y parvenir s'ils placent le partage et la diversité au nombre de leurs priorités et, surtout, s'ils s'écartent de l'individualisme forcené, porté à son paroxysme par Thatcher et Reagan dans les années 1980. Et les choses peuvent aller plus loin encore si on généralise les systèmes de relations interentreprises comme il en existe en Isère, en Vendée, en Bretagne et ailleurs. A contrario, Sophia Antipolis, cette bonne idée de départ, n'est en vérité qu'une simple juxtaposition d'entités ; on est loin de la Silicon Valley !